La Dernière Reine
Avec La Dernière Reine, Rochette signe un album envoûtant, une ode à la nature, témoin de la fragilité du monde d’après-guerre et du bouillonnement artistique de l’entre-deux-guerre.
Une sombre nuit à Grenoble. Se découpe dans la nuit la froide et glaçante ombre de la guillotine. Nous sommes en prison, et Edouard Roux, apprend le rejet de sa grâce.
La nature en héritage
1898, quelque part dans le Vercors, le jeune Edouard et quelques camarades assiste à l’annonce auquel le village est suspendu : l”ours a été tué. Il en faut déjà peu au jeune garçon affublé d’une tignasse roux et élevé seul par sa mère pour faire l’objet des moqueries et quolibets. Affirmer la cruauté de cet acte et prendre la défense d’une dépouille, voilà ce qui ne peut arranger les affaires du garçonnet …
Vous l’aurez compris, Edouard, enfant marginalisé et âme sensible héritier d’une longue tradition de protection, est un homme hors du temps mais juste, qui se retrouve projeté violemment dans son époque, au coeur de la Bataille de la Somme. Il fera partie de ces âmes abîmées, de ces corps mutilés, de ces visages effacés que sont les Gueules cassées. Jusqu’à ce qu’il croise le chemin d’une certaine Jeanne Sauvage, qui redonne à ces hommes un visage. Le reste appartient au récit magnifique et poignant que tisse Rochette, habile peintre d’une nature humaine prise dans l’effervescence d’une vie éloignée de la nature.
Les hommes tuent la magie. Jure-moi que tu ne me trahiras. Personne ne doit la réveiller.
Edouard Roux
Un récit entre Histoire et légendes
La Dernière Reine entremêle le récit historique au conte et au récit des origines. Car c’est un voyage dans le temps auquel nous assistons, voyage duquel l’ours s’il sort perdant ne peut qu’entraîner l’Homme. Celui-ci rompt une harmonie et un équilibre que le tandem cherchera à retrouver. Une vie simple en osmose, alors que l’entre-deux-guerres révèle un ostracisme certain envers ces soldats qui perturbent l’ordre social par leurs blessures et que le monde l’art bouillonnant se fracture avec une marchandisation plus forte à l’opposé du don de soi dont font preuve des artistes à l’image de notre héroïne fictive, Jeanne Sauvage.
Inspiré d’une pionnière de la sculpture en France
Jeanne Sauvage, personnage si fort et si incarné à travers les coups de pinceau de Rochette, est inspirée de Jane Poupelet, dessinatrice et sculptrice, qui sut dès le tournant du siècle 20e siècle se faire une place dans un monde d’hommes ; et celui plus particulièrement fermé de l’art, notamment la sculpture, qui présupposait alors une force certaine. Ainsi elle est la première femme admise à l’école des Beaux Arts et Arts Décoratifs de Bordeaux. Elle se consacre aux sculptures et dessins animaliers notamment. C’est aussi une femme libre, qui ne se marie, aime possible les femmes et fume dans son atelier.
86, rue Notre-Dame-des-Champs, Studio for portrait masks
Lorsque les médecins et chirurgiens font face à l’arrivée des Gueules Cassées, ils sont en partie démunis face à ces 15 000 hommes privés de leur ancienne identité. Les chirurgiens font appel aux sculpteurs et sculptrices notamment. Ainsi dès 1917, elle s’engage auprès des chirurgiens, au Val-de-Grâce. Léon Dufourmentel, éminent chirurgien pousse une autre consoeur à la recruter : Anna Coleman Ladd. Américaine et également sculptrice, Anna Coleman Ladd, a fondé le studio en 1917. Elle recrute jusqu’à sept sculpteurs et avec Jane Poupelet, elles oeuvrent trois années durant. Jane réalisera près de 220 masques. La technique qu’elles employèrent est fidèlement retranscrite par Rochette. Elles seront toutes deux faites Chevalières de la Légion d’honneur. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Jane poursuivit son investissement caritatif en réalisant des jouets en bois.
Mon objectif n’était pas simplement de fournir à un homme un masque pour cacher son affreuse mutilation, mais de mettre dans le masque, une part de cet homme, c’est-à-dire, l’homme qu’il était avant la tragédie. Anna Coleman Ladd, sculptrice
La Dernière Reine est un album complet, aussi magnifique que touchant. La force du trait de Rochette réside dans la puissance qu’il insuffle aux personnages, notamment aux regards, très présents au fil des pages. Hommes, animaux, se font face, se sondent et expriment un même lien. Les planches sans texte sont les plus fortes, laissant libre court à la contemplation et aux émotions, nous laissant nous perdre dans les cases. L’histoire d’Edouard et de Jeanne, empreinte de délicatesse, est une des plus belles récemment écrites. Cet album passionnant m’a permis de découvrir le formidable travail de Jane Poupelet et de Anna Coleman Ladd, récemment redécouvertes alors que leur travail fut unanimement salué. Un très grand coup de coeur pour cette oeuvre sensible et attachante.
L’art du sushi
Franckie Alarcon
Editions Delcourt
168 pages. 18,95€. ISBN : 9782226249685