Kinderzimmer, de Valentine Goby
ce que dit, surtout, la joie encore possible devant l’éclat du soleil dans les congères, sur les pourtours de la Lagerplatz, à l’Appell du matin, un éclair de cristal qui ne t’indiffére pas tout à fait, ce que ça dit, que tu le voies, que ça mouille tes paupières, qu’une seconde ça conjure le reste, une demi-seconde, que tu aies accès à la beauté, ce que ça dit, tout cela, c’est que même à Ravensbrück, l’Allemagne n’a pas gagné, n’aura jamais gagné complètement
Ce roman est lumineux. Obsédant aussi. Sans sombrer dans le pathos ou le glauque, Valentine Goby nous emporte à Ravensbrück avec Mila, une jeune déportée politique, dans les entrailles de la vie et de la mort.
La particularité de Mila ? Elle est enceinte. Oui, enceinte. Mais poursuivez votre lecture, car si dans ce roman “à sujet”, la guerre est bien présente, la vie est toujours là, même dans ces camps de la mort. Ces camps qui ont tant aboli l’image de l’humanité au point même que cette idée de la vie à venir en ce lieu est étrangère et exclue de notre univers mental, alors qu’elle est bien plus qu’une idée mais une réalité si inconfortable et douloureuse pour nous, presque dérangeante, au-delà de ce que l’on peut entendre. Il nous faut alors comprendre l’indicible, le quotidien de ces femmes enceintes, car il y en a eu, pour qui l’issue fut fatale le plus souvent, survivre étant un exploit quotidien et le rééditer chaque jour pour deux tenant du miracle.
Tout d’abord, il s’agit pour Mila d’oublier cette grossesse et cet enfant qui semble condamné d’avance, pourquoi dès lors y penser et risquer de s’y attacher ? Comment comprendre ce qui se passe dans ce corps lorsque l’on est orpheline de mère et que personne ne vous a appris, ce qui se passe au coeur de ce ventre ? Que peut bien avoir à offrir à un foetus ce corps maltraité et dénutri ? Le risque même de cette grossesse pourrait condamner Mila, personne ne doit savoir. Ainsi se concentrer sur chaque jour, chaque geste. Ne pas penser, ne pas se projeter. Se tenir à l’écart, rester avec sa tendre cousine Lysette, s’abandonner à la confiance avec cette jeune polonaise qui prend la place de la défunte dans la couche.
Et lorsque le secret est révélé, découvrir que une solidarité entre femme bien réelle, une chaleur humaine indicible de la part de ces femmes meurtries, certaines mères, qui trouvent en cet enfant à venir une raison de vivre. C’est donc des chants partagés à Noël, des poèmes d’enfance récités aux camarades, le souffle d’une autre pour se réchauffer, l’exhorte à se sa laver et garder sa dignité, la charbon volé pour soigner l’autre. C’est prendre le risque d’un fol espoir aussi, lorsque l’on découvre que les femmes enceintes ne sont plus systèmatiquement supprimées tout comme les nourrissons, et qu’il existe au sein de ce camp une kinderzimmer, une chambre pour les nourrissons. La vie peut naître, mais elle devra compter sur ses propres ressources et sur ce que ces camps n’auront pas réussi à abolir le choix libre de se battre et de s’entr’aider, élargissant les liens de la filiation, la maternité étendue à la protection solidaire et communautaire du petit humain.
Suite à le rencontre d’un de ces rares enfants survivants nés dans un camp, Valentine Goby découvre et se s’inspire de l’histoire de la résistante Marie-José Chombart de Lauwe, qui fut puéricultrice dans ce camp, pour nous plonger au coeur de cette chambre pour enfants. Cette déportée politique fut une des 7 000 victimes du décret “Nuit et Brouillard”, dans lequel Hitler autorisait la arrestation et déportation pour acte de résistance sans que les parents des déportés puissent savoir où les victimes seraient envoyées. Ces mêmes victime ne savaient pas ce qui pouvait les attendre dans ces camps : élimination, travail à la chaine, cobayes. Etudiante en médecine, Marie-José est affectée au bloc 11, la “nurserie”, où l’expérience de vie de ces nourrissons ne dépassait guère les trois mois, malgré la solidarité, y compris du personnel allemand.
Valentine Goby réussit à faire incarner à Mila cette dualité extrême entre la vie et la mort, son combat quotidien pour survivre. Son écriture magistrale, nous entraîne avec rythme dans cette histoire que nous pensons ne connaître que trop bien et pourtant derrière la voix de Mila, c’est la voix de ces femmes que nous pouvons entendre, leur solidarité, leur bravoure mais aussi leur découragement et leur fol espoir aussi de voir cet enfer cesser. Nous sommes plongés dans ce quotidien, au milieu de ces femmes héroïques, l’une qui cherche à garder sa fierté, l’autre qui ne veut céder à cette gueule béante prête à l’engloutir, ce camp qui dévore les identités et l’humanité. Il s’agit au coeur de ces pages poignantes de découvrir un incommensurable instinct de survie, plus fort que l’ennemi et l’enfermement, où il faut tenir, encore et toujours, car “tu perds seulement quand tu abandonnes”.
[…] il faut des historiens, pour rendre compte des événements ; des témoins imparfaits, qui déclinent l’expérience singulière ; des romanciers, pour inventer ce qui a disparu à jamais : l’instant présent.
Kinderzimmer
Valentine Goby.
Actes Sud.
224 pages. 20€. ISBN : 978-2-330-02260-0