Les Heures souterraines, de Delphine de Vigan
Elle n’en parle pas. Même à ses amis.
Au début, elle a essayé de décrire les regards, les retards, les prétextes. Elle a essayé de raconter les non-dits, les soupçons, les insinuations. Les stratégies d’évitement. Cette accumulation de petites vexations, d’humiliations souterraines, de faits minuscules. Elle a essayé de raconter l’engrenage, comment cela était arrivé. A chaque fois, l’anecdote lui a semblé ridicule, dérisoire. A chaque fois, elle s’est interrompue.
Nous sommes le 20 mai. Ce matin, Mathilde sait que quelque chose va changer. Cela est palpable et inévitable. La voyante lui avait dit. Un homme va changer sa vie. Elle se raccroche à cette idée, comme à une idée magique qui conjure le mauvais sort. Veuve et maman solo, elle a su faire face
Mathilde, cadre marketing, prend chaque jour le métro en direction de son travail. Chaque jour, le même trajet, les mêmes gestes, les mêmes stations avant le non-évènement de son arrivée. Car si elle se présente à son travail quotidiennement et fidèlement, nulle mission l’attend malgré son statut et son salaire. Mathilde sombre depuis quelques temps et commence à perdre pied face à ce vide émotionnel, intellectuel et physique de ce harcèlement qui l’engloutit. Brillante adjointe, subitement placardisée, elle ne connaît qu’une humiliation permanente et croissante, jusqu’à ce 20 mai, où on lui annonce que son bureau a été vidé et est délocalisé près des toilettes, sans même un poste de travail.
Pour Thibault lui, médecin aux Urgences médicales de Paris, les journées se suivent et ne se ressemblent pas. Il croise des personnes brisées, abîmées par la maladie ou par la vie, des situations de détresse. Il ne voit sans cesse que le rude et le laid de la vie. Pour lui, Lila est son ilôt, une respiration dans ce monde sombre. Subjugué par elle et sous son emprise, il ne connaît cependant pas un amour réciproque. Mais aujourd’hui, c’est décidé, il sera plus fort, il arrivera à se séparer de Lila …
Loin d’être un conte de fées moderne, Les Heureuse souterraines sont un véritable pamphlet social nous plonge dans ces tunnels noirs et crasseux des souterrains de Paris, ceux de la métropole anonyme, qui charrie chaque jour un flot impétueux de voyageurs-travailleurs, dans un ballet permanent. Parmi eux, ces deux êtres au bout de leur solitude. Mathilde est certainement le personnage qui émeut le plus, tant son combat est sans commune mesure avec le chagrin de Thibault. Comme eux, nous aimerions croire en des jours meilleurs, mais l’on sent au fil des pages, et des échappatoires possibles, le caractère définitif de certaines blessures, qui même si elles cicatrisent, laissent des traces irrémédiables et définitives. Son écriture fluide et précise dresse un portrait sans concession, quasi clinique du harcèlement : l’humiliation, les remontrances injustifiées, l’isolement progressif, les accès bloqués … Son ton demeure juste de bout en bout, ne tombe jamais dans le pathos, tout en dénonçant sans excès une société qui marche sur la tête, broyant l’humain dès le moindre faux pas et exerçant une violence pernicieuse. Un roman qui coupe le souffle. Prix du roman de l’entreprise 2009.
Les heures souterraines.
Delphine de Vigan.
Editions JC Lattès.
299 pages. 17€. ISBN : 978-2-7096-3040-5