Littérature américaine,  Polars & SF

De bons voisins

La vie dans une ville comme celle-ci n’est qu’une suite ininterrompue de brèves rencontres accidentelles : des milliers d’inconnus qui se croisent, entrant parfois en contact, en général pas de façon significative – salut, bonne journée, un portefeuille volé, des pièces de monnaie qui tombent, pardon, monsieur, vous avez oubliez votre chapeau, des regards qui se détournent dans le métro, tenez, prenez mon siège, je n’avais pas vu que vous étiez enceinte, sinon je vous l’aurais proposé plus tôt… Mais de temps à autre, des inconnus qui se croisent peuvent se heurter de plein fouet. ça peut faire mal. C’est comme ça, en ville. ça peut même se terminer par la mort.

Kew Gardens, New York. Le 13 mars 1964, Kitty Genovese, après une nuit de travail, entre chez elle vers trois heures du matin. Elle n’atteindra jamais son domicile car elle sera victime d’un meurtre de sang-froid, qui se déroulera en deux attaques avec la sinistre particularité d’avoir plusieurs témoins sur l’ensemble de la durée du crime. Kitty sera secourue vers 4h25 et décédera de ses blessures et surtout de l’importante hémorragie dont elle fut victime. Car personne n’appela la police ou ne lui porta secours, après la première attaque durant laquelle elle reçut deux coups de couteaux dans le dos. Son calvaire durera près d’une demie-heure lors de laquelle l’assassin viendra par deux fois l’attaquer, et au cours de laquelle près de 38 témoins ont pu partiellement ou totalement suivre son agression, sans qu’un coup de fil à la police soit passé ou plutôt très tardivement, après de longues tergiversations de la part d’un témoin qui appela d’abord son amie qui lui déconseilla fortement d’intervenir. Mal à l’aise et la conscience peu tranquille, il appela pour un second avis une voisine proche de Kitty, qui appela aussitôt les secours et descendit auprès de Kitty.

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Cette passivité face à ce tragique évènement a donné lieu à des études sociologiques sur “l’effet Genovese”, ou plus communément appelé l'”effet du témoin” (bystander effect) ou “dissolution de la responsabilité, qui démontre que plus les témoins sont nombreux, moins ils sont en capacité d’agir et de porter assister à une victime. Cela est d’autant plus douloureux et choquant dans cette histoire, qu’aux Etats-Unis la non-assistance aux personnes en danger n’est pas un crime. Témoins passifs, non responsables, non coupables … C’est également suite à cette tragédie que le numéro d’urgence américain, le 911 fut créé.

Ce drame a inspiré de nombreuses oeuvres (y compris une comédie musicale – ! – aux Etats-Unis) dont récemment un film réalisé par Lucas Belvaux, 38 témoins, inspiré lui-même du roman de Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?

Deux approches différentes en littérature, sont particulièrement remarquables l’une très didactique et décortiquant le déroulé de l’évènement (Decoin), l’autre s’inspirant du fait réel pour s’emparer des témoins et réaliser une peinture d’époque pointilliste (Jahn)

L’auteur Goncourisé pour John l’enfer, y reprend le déroulement du meutre, dans un “docufiction”, très documenté, à partir notamment de minutes du procès et des témoignages d’époque. L’occasion de se replonger dans un New York des années 60, en perpétuelle évolution, un quartier tranquille dans le Queens faisant peu parler de lui, un de ceux où l’on aime vivre et se promener, comme George Gershwin ou Anaïs Nin. Avec ses bâtiments d’une dizaine d’étages et ses maisons typiques de deux-trois étages, avec des commerces en rez-de-chaussée, il y fait bon vivre et l’on pourrait croire qu’il y est plus facile d’y sortir de l’anonymat urbain. L’écriture froide et quasi chirurgicale de Didier Decoin décortique certains éléments marquants tout en les intégrant à sa fiction, comme le choix d’une Corvair blanche par l’assassin Moseley pour ses “chasses nocturnes”, véhicule si peu ordinaire, qu’il participera à son arrestation …
A travers l’artifice d’un couple factice, absent lors du drame et utilisé tel un fil d’Ariane entre les atrocités du 13 mars et les recherches de la police et des journalistes, nous ne pouvons que constater comme eux les étonnants mutisme et apathie des voisins présents, et nous demander à notre tour, comment aurions-nous réagi ? Aurions-nous été capable d’intervenir face à cette horreur, alors même que les Etats-Unis étaient en émoi en raison de deux crimes précédents ayant eu lieu le jour de l’assassinat de Kennedy, et dont le ou les responsable(s) étai(en) toujours dans la nature … Ainsi Decoin conclut sur cette réflexion médidative d’Einstein :  Le monde est un endroit redoutable. Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, qu’à cause de ceux qui voient ce mal et ne font rien 

 

de-bons-voisins.jpgAmbiance noire et kaleïdoscopique dans ce premier roman et polar de Ryan David Jahn, dans lequel il distille à chaque page un suspens maîtrisé, car même si nous connaissons déjà le calvaire que vivra Kate, De bons voisins, est l’histoire de démissions ordinaires, plus ou moins inoffensives, qui atteindront leur apogée dans cette nuit fatale pour Kitty, devenue Kate.
Nous retrouvons ce petit bout de femme, à la fermeture du bar où elle travaille. La nuit est déjà pesante, cette circulation nocturne nous plongeant d’ores et déjà dans l’insécurité quotidienne, une voiture furieuse roulant à tombeau ouvert, doublant Kate et disparaissant dans le noir avant et de percuter un 4×4 dans un bruit de tôle funeste. Et déjà une première démission dans ce lot de faiblesses et lâchetés humaines que nous croiserons tout au long de ces pages, avec la fuite du conducteur de 4×4, qui pourtant n’était pas en tort …
Jahn joue sur tous les fronts pour nous donner une vision d’ensemble sur chaque moment clé, passant d’appartements en appartements, de témoins en témoins, de la victime à l’assassin. Surgissent les premiers cris d’appel au secours au milieu de la nuit, et nous évoluons à nouveau d’appartements en appartements, de bonnes excuses en fuites, excepté ce jeune homme, Patrick, aux petits soins pour sa mère malade et qui devrait passer  une visite médicale le lendemain pour rejoindre les contingents américains au Vietnam …
“Laissez cette femme tranquille ! ” Ce cri d’indignation sera la seule intervention bienfaitrice sur laquelle Kate pourra compter avant l’aurore. Personne ne descendra la secourir, alors qu’elle est si visible sous ce lampadaire, ramassée sur elle-même comme un petit moineau blessé, un petit moineau sous lequel s’étend inexorablement une flaque bientôt noirâtre. Chacun vivant presque cette interruption comme un interlude dans le flux de ses préoccupations quotidiennes : un couple se déchire, un autre se forme, deux autres s’échangent, un fils veille sur sa mère souffrante, une femme attend dans l’angoisse le retour de son mari, parti voir les dégâts causés par sa voiture (et si dans ce landeau, il y avait bien un nourrisson ?), un infirmier voit arrivé devant lui son ancien bourreau de jeunesse et doit le sauver, un policier doit effacer toute trace menant à ses malversations dusse-t-il pour cela s’éclabousser les mains de sang  ….
Appelle-t-on ? Non, d’autres voisins l’ont déjà fait ne saturons pas les lignes téléphoniques … Et si ce n’est pas le cas ? Non, ce n’est pas possible, nous sommes plusieurs à voir ce qui se passe … Elle se relève, cela doit aller … Kate est effectivement une combattante, “fastoche” pour elle d’atteindre la porte de son domicile, où elle avait pu déjà inséré sa clé … “fastoche”, l’attaquant a fui, les voisins me voit, ils ont dû appeler les secours … A ce moment là, nous savons le drame inexorable qui se trame, à la croisée de ce parc, lorsque l’assassin revient finir ce qu’il n’a pu précédemment achever encore une fois sous l’indifférence de tous.

Ces deux romans ne vous laisseront pas de glace et pourront peut-être même vous déranger, non pas seulement par le crime évoqué, mais par cette dissolution de la responsabilité, qui vous questionnera : combien de fois une petite voix s’éleva en vous devant un accident, vous disant, depuis le temps, quelqu’un a dû certainement appeler …

Est-ce ainsi que les femmes meurent ?
Didier Decoin.
Editions Grasset.
226 pages. 18,20€. ISBN : 9782246682219

De bons voisins
Ryan David Jahn.
Editions Actes Sud.
272 pages. 21,30€. ISBN : 978-2-330-00229-9  
A voir !

Le site de Ryan David Jahn
Le site des éditions Actes Sud
Le site des éditions Grasse

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